Blue velvet

Sous la carte postale : l’horreur !

Le lecteur qui a immédiatement reconnu dans le titre un film de David Lynch se dresse indigné : « Hé ! M’sieur ! on n’est plus dans la SF ou le Fantastique là ! ». Reste donc assis, lecteur sagace mais impatient ! Je vais dans ces quelques lignes m’efforcer de montrer que cette œuvre de Lynch, un polar à l’apparence presque anodine, fait également partie des « images qui viennent d’ailleurs ». Mais avant de commencer, un mot sur la brillante distribution concoctée par l’ineffable David : nous saluerons ici, outre ses acteurs fétiches Kyle MacLachlan et Laura Dern, les excellentes prestations de Dean Stockwell, d’Isabella Rossellini et de Denis Hoper. Et maintenant : moteur ! (et silence ou je fais évacuer la salle : le rouge est mis).

On connait tous David Lynch et ses films qui frisent l’incompréhensible quand ce n’est pas l’incohérence totale. Rien de tel ici… en apparence. Car il faut constamment regarder ce film à deux niveaux : au niveau de la carte postale et au niveau du sordide le plus infâme. De plus, la majeure partie de l’intrigue se place entre parenthèses : entre le zoom avant vers l’oreille morte et le zoom arrière depuis l’oreille vivante.

Petite leçon de construction (merci de prendre des notes : je ne répéterai pas) :

1-Intro : carte postale, mais il faut garder à l’esprit qu’il y a toujours un peu de Yang dans le Yin (pour demain vous réviserez votre petit Tao illustré).

Transition : zoom avant vers l’oreille coupée.

2-Histoire : sordide, mais y a toujours un peu de Yin dans le Yang (j’y reviendrai).

Transition : zoom arrière depuis l’oreille du héro.

3-Conclusion : en miroir de l’intro.

Si vous m’avez suivi, vous aurez compris qu’il faut appréhender l’intrigue sur deux plans placés entre deux miroirs (Ah ! On rigole moins dans le fond !). Pas de doute c’est du Lynch ! Si vous ne vous raccrochez pas à ces éléments vous risquez fort d’avoir un sentiment de décalage assez désagréable ou (ce qui est pire) de vous ennuyer… mortellement !

Je n’insisterai pas sur la partie carte postale. L’image de la petite ville de Lumberton (dont tout nous rappelle qu’elle vit de son bois –jusqu’à l’heure qui est donnée par le bruit d’un arbre qui tombe) est kitch à souhait : vêtements, musique et décor des sixties, camion de pompier clinquant, fleurs très « chromo » et personnages dégoulinants de bons sentiments. Le Yang dans le Yin c’est d’abord l’AVC du père de Jeffrey Beaumont (Kyle MacLachlan) annoncé par la vision d’un tuyau d’arrosage qui se pince (il fallait oser la comparaison),  puis la constatation que l’herbe verte grouille d’insectes non identifiés. Cette vue surprenante préfigure déjà ce que sera la transition quelques minutes plus tard : la découvert par Jeffrey d’une oreille coupée. C’est le début d’une enquête qui va dévoiler les agissements d’un personnage si peu recommandable qu’on ne peut que souhaiter  qu’il n’en existe pas dans la vraie vie (Denis Hoper).

Nous voici donc dans la partie sordide de l’histoire. Il faut noter que les plans et les éléments utilisés dans cette partie sont typiques de films fantastiques : connaissant ce drôle d’oiseau de Lynch, ce ne peut être une coïncidence. Quelques exemples :

-Présence de personnages ordinaires au comportements étranges ou décalés (Un homme qui promène son chien est parfaitement immobile dans la rue au passage de Jeffrey, Double Ed, employé de l’épicerie, est en fait deux hommes dont l’un est aveugle mais devine le nombre de doigts que lui montre Jeffrey –j’avais fini par comprendre le truc… que la vision précise du DVD m’a confirmée).

-Travelling sur les branches d’arbres sous-lesquelles le héro déambule (ce qui rappelle un passage du Dr Mabuse de Fritz Lang)

-Les prises de vues lointaines des héros donnent l’impression qu’ils sont constamment observés. De nuit, le procédé est très efficace et fait penser à l’ambiance crée par Dario Argento dans ses thrillers fantastiques sur les trois mères (SuspiriaInferno…)

-Les plans sur l’agitation des rideaux rouges chez Dorothy Vallens (Isabella Rossellini) : quel monstre se cache derrière ?

-Une scène d’amour sur fond de flammes et de rugissements démoniaques dans la plus pure tradition des films de vampires.

-Un presque cadavre à la position improbable : debout. Mais est-il vraiment mort ?

-Et qu’on ne me dise pas que quand le super-vilain se barbouille de rouge à lèvre il n’y a pas une référence au Joker ennemi juré de Batman (quoique là j’exagère peut-être un peu : il n’est question que de clown couleur caramel…)

Les deux plans dont nous parlions précédemment son constamment présents dans les images, dans les personnages et dans les dialogues. Citons encore quelques exemples :

-Jeffrey raconte à Sandy Williams (Laura Dern) sa terrible découverte chez Dorothy… sur un arrière plan de vitraux d’église et une musique d’orgue.

-Sandy et Dorothy, les deux femmes qui gravitent autour de Jeffrey, représentent elles-mêmes la carte postale et le sordide. Encore une fois deux visions se dégagent à travers les réactions de Joffrey : d’un côté c’est l’amour pur et les petits oiseaux (ne ricanez pas les ados boutonneux, je ne plaisante pas : pour Sandy les rouge-gorge symbolisent l’amour !) et de l’autre l’amour sale, violent, sadomasochiste (oui : la victime semble aussi folle que l’agresseur). On croit entendre les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée (Référence pour ceux qui ronflaient en cour de Français : Gérard de Nerval – El desdichado).

-Mais le plus étrange est sans doute les rapports entre Dorothy et son petit garçon Donny (fils qu’on ne voit qu’une fois à  la fin du film). Là encore, en lieu et place de l’amour filial, un rapport sadomaso est suggéré à travers les sons (même si le final semble suggérer le contraire). Fantasme ? Fantôme ? Faux-semblant ? Le mystère reste entier.

La vision pure des événements qui est celle de Sandy, c’est bien la partie de Yin dans le Yang. A-t-elle l’intuition de la dualité des choses quand elle pose cette question à Jeffrey : « Es-tu détective ou pervers ? ». Elle ne comprendra qu’au dernier moment ce à quoi Jeffrey est confronté et cela change sans doute à jamais son image de la carte postale. C’est un tel choc que la seule chose qu’elle trouve à dire est : « Où est mon rêve ? ».

Enfin, l’assainissement ayant eu lieu, on peut revenir à la carte postale : les rouge-gorge sont revenus (ils mangent les insectes), on se souvient que, plus tôt, Jeffrey a pris la place de son père derrière le tuyau d’arrosage et son oreille est en bonne santé merci !

Voilà comment David Lynch transforme une banale histoire de truands en allégorie fantastique sur la lutte éternelle du bien et du mal, sans jamais donner l’impression de prêcher. Mais en final, c’est bien de cela qu’il s’agit. Sacré David ! Qui pourra dire alors que ces images ne viennent pas d’ailleurs ? (Merci de ranger la salle après mon départ).