Fantômes, créatures et territoires étranges

Type : Nouvelles
Genre : Fantastique
Couverture Céline Simoni
Parution : mai 2022 / Editions Voy'[el]
Format : papier

Sommaire :

  • Je suis morte au cap de la colère Lire un extrait
  • Incompatibilité (autre publication : Des Griffes et des Crocs (P&M n°19))  Lire un extrait
  • Quatre saisons en enfer Lire un extrait
  • Lorsqu’il ouvrira (autre publication : Histoires d’Aulx)  Lire un extrait
  • Où es-tu, Véronique ? Lire un extrait

Il existe des territoires mystérieux qui bordent la réalité à la lisière de notre conscience. Ces mondes ont-ils une matérialité ? Ne sont-ils que des créations issues de zones méconnues de nos cerveaux ?
Pour atteindre ces territoires, il suffit parfois d’un événement en apparence banal : une marche dans la lande écossaise, un séjour dans un manoir bloqué par la neige, la recherche exacerbée de la sensualité…
Parfois, ce sont les créatures de ces autres mondes qui viennent nous visiter.
Le lecteur lui-même peut être vecteur de ces rencontres inattendues, car il peut arriver que les idées qui président à la rédaction d’un texte ne soient pas aussi immatérielles qu’on pourrait le croire.

Lorsqu’il ouvrira je mourrai.
Seule dans l’obscurité.
Ce sera brutal, sauvage, effrayant, douloureux sans doute.
Lorsqu’il ouvrira je mourrai et ce qu’il fera de mon corps, quelles que soient les souffrances que j’endurerai, n’a que peu d’importance. Au-delà de la honte qui m’accable, je ressens cette froide angoisse qui saisit les moribonds devant le néant que représente leur avenir. Ce sentiment me tord les entrailles et me torture l’esprit d’autant plus fortement que je suis la dernière. Je n’ai pas d’héritier. Je n’ai pas fait ce que l’on attendait de moi. N’est-ce pas le devoir d’une femme d’assurer la descendance de sa lignée ? Au lieu de quoi cela fait un an que je reste terrée dans le manoir comme une petite fille apeurée, osant à peine sortir pour assurer ma subsistance.
Lorsqu’il ouvrira je mourrai et avec moi s’éteindra ma famille.
Au sommet de la colline, nus sous les rayons de la pleine lune, le loup-garou et la femme vampire s’observent, indécis.
— Si je t’embrasse, je te mords, dit-elle avec gêne.
— Et si je te caresse, je te griffe, rétorque-t-il.
Le silence qui suit en dit long sur leur consternation. Aucun d’eux n’ose faire un pas de plus. Les trilles d’un engoulevent surpassent un court instant les murmures de la forêt proche, mais le dialogue familier des êtres nocturnes ne suffit pas à apaiser leur tension.
L’odeur du fauve enveloppe Shaïtane de ses effluves sauvages, comprimant sa poitrine en un désir irraisonné. Elle entrouvre les lèvres, écarquille les yeux, prête à bondir au mépris de toute prudence. Son corps se contracte pour franchir la distance qui la sépare d’Erwan. Pourtant, elle ne bouge pas, relâche son souffle bloqué. Le loup-garou suit avec intérêt le mouvement de ses seins dont les mamelons dressés trahissent l'excitation. Un reste de pulsions humaines se mêle à la soif bestiale de posséder cette femelle, quelle qu’en soit la race.
Avec envie, Shaïtane lorgne la virilité de l’homme-animal, à demi érigée en direction de son ventre, comme attirée par un aimant. En dépit de la fourrure rousse qui masque son corps et une bonne partie de son visage, elle ne peut s’empêcher de le trouver beau. Les longues griffes qui prolongent ses doigts et ses orteils constituent, en revanche, un danger non négligeable. S’ils décidaient de s’unir malgré tout, ces griffes-là pourraient bien lui ouvrir le ventre dans le feu de l’action, sans qu’Erwan ne s’en rende compte. Maîtrise-t-on ses gestes quand on est dominé par la passion ?
S’il s’agissait d’un combat, ils s’affronteraient sans doute avec une puissance comparable. Shaïtane n’a aucune envie de le vérifier. L’amour, son amour, ne saurait s’achever dans un bain de sang !

J’aurais peut-être dû rester à Londres, me noyer dans la banlieue, là où tout devient identique : plus anonyme, tu meurs ! Sans compter que les prix ne sont pas forcément moins chers à Oxford, tourisme oblige ! Trop tard pour les regrets.
J’ai dîné dans une pizzeria… pas très couleur locale ! Il faut vivre avec ses moyens. C’était plus sympa que ce à quoi je m’attendais. Je ne suis pas la seule avec un sac à dos. J’ai échangé quelques mots en anglais avec un barbu rondouillard qui voyageait vers l’ouest en stop. Vu mon faible budget, c’est ce que j’aurais dû faire au lieu de vider mon compte en banque. Mais le temps presse. Enfin, je crois. J’assumerai les conséquences financières de mes choix au retour. Si toutefois il y a un retour…
À présent, il faut que je dorme. Barbu Sympa m’a orientée vers Cowley. Tarifs abordables a-t-il dit. Vu la façon dont il me dévorait des yeux, j’ai compris qu’il aurait bien partagé les frais… et le reste ! Pas de chance ! J’avais autre chose en tête que la bagatelle : des souvenirs que j’aurais voulu effacer.
Et la trouille en prime.

À bout de forces, Melyna se laissa tomber sur un banc d’obsidienne, le souffle court, les jambes en coton, le corps brisé par la fatigue. Malgré le froid et la neige, la transpiration collait sur son front les mèches sauvages de ses courts cheveux cuivrés, plaquait sur sa poitrine un tee-shirt qui révélait ses formes délicates et sensuelles, plus sûrement que si elle avait été nue. Le dragon imprimé sur le vêtement enserrait de ses griffes rouges les mamelons qui se dessinaient sous le tissu, image que n’aurait pas renié un aficionado des pratiques SM, mais qui, à cet instant, indifférait la jeune fille au plus haut point. Il faisait nuit, et elle avait perdu le compte des heures passées à courir !
Quelle sorte de folie peut-elle produire ce type d’hallucinations ? À quoi bon fuir si c’est ma tête qui est malade ?
La ville, oppressante, omniprésente, envahissait ses pensées les plus intimes, jusqu’à y avoir imprimé son nom : Somore ! Dès qu’elle avait franchi les limites de cette cité cyclopéenne, ce nom s’était imposé à elle aussi sûrement qu’une marque au fer rouge.
Melyna se releva en claquant des dents, alors que les effets de la température se rappelaient à son organisme. Elle éprouva le besoin d’extérioriser sa terreur et son incompréhension de la situation.
— Somore ! beugla-t-elle en levant la tête vers les immeubles sombres dont les sommets se dissolvaient dans une brume glacée. Que veux-tu de moi ?
Le silence qui succéda à l’écho de cette invective dérisoire donna à la jeune fille l’impression qu’elle était devenue sourde. Elle battit des pieds pour se réchauffer, et ce son-là lui-même, amorti par la neige, ne suffit pas à remplir l’espace autour d’elle.

Le vent avait forci. La lampe extérieure créait une zone circulaire autour du perron, comparable aux bulles de plastiques qu’il faut secouer pour faire neiger sur un monument. Au-delà il faisait noir. En bas des marches, la Clio d’Alix se fondait dans l’uniformité. Elles se cramponnèrent pour ne pas glisser en descendant et s’avancèrent vers le véhicule, de la neige jusqu’aux chevilles. Alix dont les doigts s’engourdissaient eut besoin de plusieurs secondes avant de parvenir à ouvrir son coffre. Elle s’empara de sa valise tandis que Sandrine attrapait le sac de voyage.
— C’est tout ?
— Oui, répondit Alix en refermant le coffre.
Elle fit demi-tour et se retrouva face au manoir. L’éclairage extérieur n’était pas suffisamment puissant pour atteindre le sommet du bâtiment, mais, tandis que la tour gauche restait plongée dans l’obscurité, la fenêtre de la pièce qu’elles avaient quittée quelques instants plus tôt donnait à la tour droite un aspect accueillant. Elle leva les yeux, savourant par avance la chaleur du foyer qu’elle allait retrouver dans cinq minutes. À cet instant, quelqu’un la regarda par la fenêtre.
Elle s’arrêta net et Sandrine, qui marchait juste derrière, la heurta avec un cri de surprise.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Avance !
— Il y a quelqu’un chez toi, murmura Alix.