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Les mondes de l'Homme au Chapeau

Les mondes de l'Homme au Chapeau

Patrice Verry

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Astronomie 

Astronomie

15 février 202015 avril 2020 admin

Les photos sont toujours là, mais je les ai réorganisées. Il y a maintenant une carte interactive pour accéder aux différentes planètes.

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L’adrénaline, je ne sais pas ce que c’est !
Une seule chose compte lorsque j’attends ma cible : l’arme. Si le mécanisme a été huilé, la lunette soigneusement montée, les munitions vérifiées et le chargeur enclenché, je peux oublier jusqu’aux battements de mon cœur. Je peux oublier que je suis une femme et que je suis payée pour ôter la vie.
Dans ce travail, il n’y a pas de place pour la peur, l’excitation, ni tout autre sentiment parasite. Seules subsistent la concentration, la précision des gestes, la détermination. C’est un métier parfait. Il ne peut y avoir d’erreur. Ou plutôt : il suffit d’une pour vous mettre au chômage. Définitivement.
J’ai trente-quatre ans, dix missions à mon actif, mais aujourd’hui, allongée sur le ventre dans la poussière de cette mansarde, les yeux fixés sur la ruelle par l’entrebâillement des persiennes, je sais qu’il n’y aura pas d’autres occasions. La pression des genoux de l’inconnu sur mes reins me dissuade de faire un seul geste. À la base de mon crâne, il y a la mort. C’est dur, métallique et le calibre importe peu. Un petit déplacement du doigt de mon agresseur suffira pour que ma cervelle et mon sang éclaboussent le sol. Serai-je consciente de cette fraction de seconde au cours de laquelle je mourrai ? Cette question purement rhétorique est dominée par une autre, d’ordre plus pratique :
Pourquoi suis-je encore en vie ?

Capucine laisse errer son regard sur l’horizon. La jeune fille se sent bien, en résonance avec son environnement. Elle a oublié quand cela a commencé, oublié les raisons qui l’ont poussée à venir jusqu’ici, oublié comment elle y est parvenue. Seul le plaisir compte en cet instant unique. De multiples sensations se sont insinuées en elle et la font frissonner, entrouvrir les lèvres sur un soupir quasi extatique, tant est grand son désir de beauté et d’harmonie. C’est comme faire l’amour avec la Nature, s’y soumettre, en être possédée et investie. L’impact sur sa personne est puissant, à la limite de la jouissance, de la fusion, de l’effusion.
Tout à l’heure, quand elle a ouvert les yeux, l’arbre le plus proche se détachait en ombre chinoise sur les pastels de l’aurore. Le fouillis de ses ramifications lui a fait penser aux bronches torturées d’un poumon géant. Capucine sourit de cette comparaison. Si l’Homme a toujours su intuitivement que la planète respire par ses végétaux, il n’y a qu’un peu moins d’un siècle qu’il a pris conscience de ce que cela implique.
Elle chasse ces pensées parasites par crainte d’altérer le spectacle du ciel. Les teintes se délavent au rythme de l’accroissement graduel de la luminosité. Le souvenir de chaque seconde passée se superpose à la variation suivante, imperceptible évolution évoquant l’art du contrepoint transposé dans cette symphonie visuelle.

Ariane tendit machinalement la main vers la table de nuit. Elle avait encore oublié d’arrêter ce fichu réveil. Non ! C’est l’entrée ! réalisa-t-elle, l’esprit ensommeillé. Elle ouvrit complètement les yeux. Il était huit heures. Trop tôt pour un samedi. Trop tôt pour ce samedi ! Stéphane l’avait achevée hier soir. Elle n’avait qu’un vague souvenir du moment où il l’avait quittée, pourtant, elle se sentait détendue et lucide. Faire l’amour avait toujours été pour elle une excellente thérapie, lui permettant d’oublier le climat d’anxiété permanent qui désagrégeait le monde : un exercice paradoxal contre la nature même de l’angoisse. Elle repensa à la façon dont elle s’était laissé aller, abaissant toutes ses défenses, et en éprouva des sentiments mitigés. Ce sacré macho était bien capable de s’en vanter !
Elle passa une main sur son visage et bâilla. Il ne fallait quand même pas être trop difficile. Stéphane était un amant plus que satisfaisant et possédait un fond naturel de gentillesse : une qualité plutôt rare chez les hommes d’aujourd’hui.
Le motif musical retentit une fois encore.
Elle se dressa sur un coude. Une fugitive sensation de panique s’empara d’elle quand elle aperçut le verre d’eau sur sa table de nuit. Puis elle se souvint qu’elle l’avait à nouveau rempli après leurs ébats. Elle devait être trop lasse pour le boire entièrement. Par acquit de conscience, elle vérifia la boîte de pilules Anti-Syndrome : cinq ! Je devrais éviter ce genre de frayeurs. Pas bon pour débuter le week-end.
Le carillon se fit pressant, impératif.
— J’arrive ! cria-t-elle, agacée.

Au centre de la plaine magmatique, inerte et froide, Li-Yane-Eï frissonne malgré l’absence de contact direct avec son environnement. Une angoisse métaphysique envahit la jeune fille quand elle distingue la petite étoile blanche, qui n’émet plus assez de puissance pour réchauffer la surface de la planète où elle se tient.
Ai-je découvert le berceau de l’humanité ? songe-t-elle.
Des larmes mouillent ses joues. L’apocalypse n’est pas la fin brutale d’une civilisation, c’est la disparition inéluctable et lente de la planète qui la porte, au travers des milliards d’années de son évolution et de celle de son soleil ! C’est beaucoup plus terrifiant que la longue litanie des cataclysmes annoncés à travers les millénaires par les gourous de tous les temps. Si cette planète a connu des épisodes cataclysmiques, il n’en subsiste à présent qu’une surface désolée, sans vie animale ni végétale, et dont les reliefs ne sont constitués que de scories grisâtres qui se fondent à l’horizon en une lisse et désespérante uniformité.
Li-Yane-Eï jette un regard sur sa chronorbe. Les chiffres qui y sont inscrits dépassent l’imagination : onze milliards d’années, l’âge de la naine blanche et vingt milliards d’années, celui de l’univers. Mais ces chiffres ne sont rien au regard de ceux qui mesurent la durée du futur. Un vertige la saisit en songeant à cet infini qui attend le sarcophage à jamais inaccessible derrière son champ de stase.

Je suis… ?
La question émergea du néant en même temps qu’elle reprenait connaissance.
… une femme !
Des signaux biologiques incontestables lui redonnaient progressivement une identité, ainsi qu’une réalité physique douloureuse : tête lourde, nuque raide, fourmillements insupportables dans les membres, ventre noué sur une brûlure lancinante.
Avec une seconde de retard, elle se rendit compte que le gémissement qui parvenait à ses oreilles émanait de sa gorge contractée.
Joanni, qu’est-ce qu’on t’a fait ?
La mémoire de son nom acheva de reconstruire son intégrité mentale. Elle ouvrit les yeux, les referma aussitôt, blessée par la lumière crue qui ciselait les lieux, rendait plus noires encore les zones sombres de la pièce.
Derrière la barrière de ses paupières, Joanni focalisa ses pensées sur de vagues souvenirs qui surgissaient, comme s’ils avaient été trop longtemps bridés : le CLASH, Miss Kiss, les missions de renseignement et d’infiltration…
Dans quoi me suis-je fourrée cette fois ?

Romain est revenu en fin d’après-midi. Une autre équipe accapare la fenêtre d’observation de la prochaine nuit. Ils dînent dans un silence inhabituel. Liane jette de fréquents coups d’œil en direction du bonzaï, comme si elle craignait qu’il ne disparaisse.
— Arrête ! dit Romain au bout d’un moment.
— Quoi donc ?
— Ton arbre ! Il ne va pas s’échapper.
La jeune femme rougit, avale quelques bouchées de salade sans lever les yeux.
— Quelque chose ne va pas ? interroge son compagnon d’un ton plus doux.
Liane ne répond rien. Aucun mot ne peut traduire ce qu’elle éprouve.
— C’est à cause de l’enfant que tu as croisée ce matin ?
— Ce n’était pas une enfant.
Il chasse la remarque d’un geste de la main.
— Une adolescente si tu veux, mais…
— Non !
Surpris par la violence de la dénégation, Romain se fige, fronce les sourcils, serre les mâchoires. Inconscient d’avoir lui-même donné le ton de la conversation, il ne comprend pas la réaction agressive de sa compagne.
— Liane…
— C’était une petite personne. Pas une naine. Une jeune fille parfaitement proportionnée, mais plus petite. Et… et… elle avait des ailes dans le dos !
Il reste un instant bouche bée, puis reprend plus doucement :
— Tu ne m’avais pas dit ça ce matin.
— Je n’aurais jamais dû te le dire. De toute façon, tu ne me crois pas !

Alors qu’elle s’apprêtait à poursuivre son chemin, un mouvement à l’avant de l’Eridania attira son attention. Quelque chose s’agitait juste à côté de l’unité de transmission hyperspatiale que les pilotes appelaient « le nez ». Pour autant qu’elle puisse en juger à cette distance, il ne s’agissait pas d’une navette de service. Elle ajusta mentalement l’échelle pour se faire une idée de la taille de l’objet.
Saint Hubble ! Ce truc mesure au moins dix mètres !
Son cœur se serra et la peur l’envahit quand elle se rendit compte que la chose possédait une forme humanoïde.
Une attaque ?
Elle ne connaissait aucune race capable de se déplacer dans le vide en l’absence d’appareillage de survie. Sans parler de sa taille !
Des heures d’entraînement l’avaient habituée à prendre des décisions rapides pour faire face à des situations aussi variées que dangereuses. Une seconde lui suffit pour localiser l’armoire blindée de service, à proximité de la navette magnétique. Elle s’y précipita, plaça ses yeux et ses paumes aux endroits prévus et patienta une seconde. Les portes de l’armoire coulissèrent en silence. La jeune femme hésita à peine devant le râtelier d’armes, avant d’opter pour un SG34 dont la taille ne laissait pas supposer la légèreté. SG34-41, rectifia-t-elle en constatant que les modifications relatives à la reconnaissance vocale avaient été incluses. Elle ajusta les sangles du space-gun sur son épaule et autour de sa taille, tout en prononçant cinq mots clés afin de permettre la prise en compte du profil de sa voix. Un voyant vert et un léger ronronnement lui confirmèrent que le SG était opérationnel. L’ensemble de la manœuvre lui avait pris moins d’une minute. Elle porta de nouveau son regard vers l’extérieur. L’humanoïde fonçait dans sa direction. Dans moins de trente secondes, il aurait percuté le module d’interconnexion. Elle enclencha la pressurisation de sa combinaison. Le casque se verrouilla automatiquement.
— Défense maximum, lança-t-elle à l’adresse du SG.
Gixyliane sentit avec satisfaction et une pointe d’excitation que l’arme ajustait ses paramètres pour répondre à son ordre. À présent, la bouche du monstre, ouverte sur deux rangées de dents écarlates et pointues, se distinguait avec netteté. Ses yeux injectés de sang ne laissaient aucun doute sur sa détermination. Vingt secondes avant l’impact, Gixyliane déclencha l’alerte générale. Puis elle épaula le SG et mit l’agresseur en joue.

Pensive, la jeune fille triturait le crayon entre ses doigts.
— Que fais-tu Elowyn ? interrogea l’homme à ses côtés.
Sans répondre, elle traça un petit cercle sur la feuille de papier vierge. Juste au-dessous du cercle elle fit un trait vertical de quelques centimètres, puis deux autres traits de chaque côté de cet axe. Deux points surmontant une courbe à l’intérieur du cercle vinrent compléter le dessin.
— « Ainsi naquit le personnage » commenta Elowyn.
— C’est un dessin d’enfant, un personnage-bâton, fit remarquer l’homme.
— C’est un héros, le contredit la jeune fille. Un héros plat dont les limites d’actions se situent sur les quatre côtés de cette feuille. « Ainsi naquit le personnage. Le personnage n’avait pas conscience de ses limites puisqu’il ne connaissait que l’univers de la feuille. Cependant, cet univers lui convenait, car il n’en avait jamais connu d’autres. Sa créatrice ne lui avait pas donné la conscience de la troisième dimension. Mais il pouvait se déplacer à sa guise d’un bord à l’autre de la feuille et vivre ses aventures de papier ».
L’homme attrapa la chaise qui traînait à proximité et s’assit à califourchon.
— Il a l’air bien solitaire pour vivre des aventures.
Elowyn secoua la tête.
— Peu importe, il a de l’imagination. « Mais sa créatrice allait le confronter à un problème qui dépassait cette imagination ».

Sans s’arrêter, Diane répondit par un geste suivi d’un sourire aux salutations de son collègue du Post. Ils marchaient tous deux d’un pas vif dans les couloirs de l’ONU, en direction du grand amphi où s’étaient réunis les représentants des Nations unies. Il ne s’agissait pas de l’endroit habituel, trop exigu pour cette circonstance exceptionnelle.
— On ne va pas être tous seuls, lança Ed.
La jeune femme ne répondit rien à cette évidence. Le motif de la convocation la préoccupait d’avantage que le nombre des journalistes se pressant vers la salle.
— C’est un canular, continua Ed, bavard impénitent. Comment pourraient-ils parler ?
— Je ne sais pas, murmura-t-elle en secouant ses courts cheveux bruns.
Depuis que l’information avait été diffusée, elle tentait en vain d’évacuer son malaise. Ne croyant pas à un canular impliquant l’ensemble des nations et la presse internationale, elle restait obnubilée par le pressentiment d’avoir à couvrir un événement qui pourrait bien faire la une du Figaro, accompagnée de sa signature.
— On l’aurait découvert avant, non ? Si…
— Boucle-la, Ed, s’il te plaît !
Elle accompagna son injonction d’un charmant sourire propre à le désarçonner. Elle le connaissait assez pour se permettre de couper court à ses travers agaçants. Malgré cela, son allure dégingandée d’ado mal dégrossi le rendait sympathique à ses yeux. Les deux journalistes demeurèrent silencieux jusqu’à leur entrée dans l’amphi.
En découvrant l’incroyable spectacle, Diane s’immobilisa. Les délégués nationaux occupaient les premières places, entourés par les hommes de la sécurité et par leurs gardes du corps personnels. Séparés d’eux par une dizaine de rangs inoccupés, journalistes, observateurs et spécialistes politiques se répartissaient jusqu’en haut des gradins. Sur le podium central, une créature de cinq à six mètres de haut observait calmement l’agitation humaine.
— Viens, Diane, la pressa Ed.
Ils se faufilèrent vers le haut de la salle où deux places libres les accueillirent. À peine furent-ils installés que la créature prit la parole d’une voix basse, puissante et rauque :
— Vous avez fait assez de bêtises, humains ! Aujourd’hui, c’est fini.
Un murmure d’inquiétude roula sur les gradins.
— Oh ! My God ! Ils parlent vraiment ! murmura Ed, les yeux écarquillés.

Lorsqu’il ouvrira je mourrai.
Seule dans l’obscurité.
Ce sera brutal, sauvage, effrayant, douloureux sans doute.
Lorsqu’il ouvrira je mourrai et ce qu’il fera de mon corps, quelles que soient les souffrances que j’endurerai, n’a que peu d’importance. Au-delà de la honte qui m’accable, je ressens cette froide angoisse qui saisit les moribonds devant le néant que représente leur avenir. Ce sentiment me tord les entrailles et me torture l’esprit d’autant plus fortement que je suis la dernière. Je n’ai pas d’héritier. Je n’ai pas fait ce que l’on attendait de moi. N’est-ce pas le devoir d’une femme d’assurer la descendance de sa lignée ? Au lieu de quoi cela fait un an que je reste terrée dans le manoir comme une petite fille apeurée, osant à peine sortir pour assurer ma subsistance.
Lorsqu’il ouvrira je mourrai et avec moi s’éteindra ma famille.

Après un quart d’heure d’immobilité totale, le moindre de mes sens, la moindre de mes terminaisons nerveuses tendus vers mon environnement, j’étais capable de dresser la carte de ce qui m’entourait. La position des petits animaux nocturnes, craintifs et prudents, la variété des odeurs de la végétation rase du causse, et celle, plus lointaine, de ceux que je traquais, étaient aussi précises que si j’en avais fait l’inventaire depuis le dos d’un aigle.
Un quartier de lune s’enfonçait derrière l’horizon boisé, et la nouvelle étoile, apparue depuis quelques mois, jetait ses feux inquiétants au beau milieu de la nuit. Nul, ici, ne semblait l’avoir vue, tant étaient puissantes les préoccupations de la terre et de la survie quotidienne. Je n’ai que peu d’affinité avec les croyances des humains, mais leur compréhension m’éclairait souvent sur les comportements, étranges à mes yeux, que je constatais chez eux. Auraient-ils remarqué cette étoile ? Ils en auraient fait un présage heureux ou maudit, auraient adapté leurs actes en conséquence, quitte à modifier de façon irrationnelle l’avenir de leur société locale ou régionale.
Si cet astre récent me préoccupait, c’est qu’il correspondait à l’apparition des fous, un fléau très concret, celui-là. J’ignorais si les événements étaient liés ou s’il s’agissait d’une de ces coïncidences dont est friand l’univers, mais je ne pouvais négliger ce fait tant que l’énigme des fous n’était pas résolue et le danger maîtrisé.
Je me décidai à bouger. Un renard fila entre mes jambes, et je le saisis à la gorge, presque par réflexe. Malgré mon envie de planter mes crocs dans sa chair palpitante, je le relâchai. Il s’enfuit sans demander son reste. Je n’étais pas en manque de sang, et je n’étais pas venu pour cela.
Je laissai derrière moi le buis qui m’abritait pour m’élancer sur la steppe blafarde en direction du nord. À fleur de sol, la blancheur du calcaire conférait au paysage un aspect fantomatique. Genévriers, chardons, lavandes, érines, campanules et autres plantes endémiques parvenaient à peine à rappeler que la vie existait dans ce lieu quasi désertique. J’aimais cet endroit, ses contrastes, les nuances de ses senteurs. J’aimais le calme de cette montagne usée, plus vieille que le plus vieux de mes semblables.
Et je ne pouvais supporter qu’elle fût livrée à une horde d’êtres déments dont j’ignorais tout !

La pluie normande avait fait une pause, mais le sol détrempé s’accordait à son état d’esprit : boueux !
Sonia fit disparaître le mouchoir dans la poche de son imperméable. Malgré la présence de ses supérieurs, elle n’avait pas cherché à retenir ses larmes. Cet instant de tristesse lui était nécessaire pour évacuer tout ce qui serait préjudiciable à sa mission : le chagrin, le regret, le souvenir de ceux qui avaient été ses collègues, ses amis pour certains. Elle aurait préféré que ce fût en privé, mais, quoi qu’on pense d’elle, elle devait bien cela aux morts : la sincérité.
La jeune femme baissa la tête. Encore quelques secondes… Se soustraire au carnage, aux officiels en quête de coupables, aux badauds, aux journalistes… Son regard s’arrêta sur la flaque d’eau qui tourbillonnait à ses pieds. Le jeu du vent sans doute. Elle ferma les yeux. Se concentra.
Sonia sans nom, membre d’élite d’une section d’intervention sans existence qui ne recevait ses ordres que du Président de la République ! Sonia « la teigneuse », entraînée à agir en n’importe quel endroit de la planète, à n’importe quel moment. Sonia sans foi ni loi, mais altruiste, femme, et sensible. Parce que, parfois, la fin justifie les moyens. Parce que, parfois, il faut être impitoyable pour que l’humanité ait une chance – et se réserver des instants pour pleurer. En dépit des mesquineries du genre humain, Sonia croyait en l’avenir. Elle se donnait au maximum pour que le pire n’arrive pas.
Aujourd’hui, cela commençait mal !

La jeune fille buvait son thé en silence. Une fois de plus, elle mesurait le privilège que lui conférait la bienveillance du professeur. Elle le côtoyait depuis l’âge de dix ans. Ses facultés de compréhension du monde des adultes et de celui de la science s’étaient éveillées à son contact. Sa mère ne l’avait jamais mise à l’écart, et Ludivine avait fini par développer la même passion. Au-delà de la beauté du spectacle, chaque vision du ciel nocturne était source de questions auxquelles Alcide tentait de répondre en se mettant à la portée de sa protégée, mais sans jamais la tenir pour une attardée.
— Par où commencer ? murmura le professeur.
Ludivine se fit attentive.
— Vous savez, continua Alcide, que, depuis quelques années, j’étudie particulièrement les petits corps du système solaire, astéroïdes, comètes. Leurs trajectoires sont parfois complexes, ce qui rend les calculs ardus. Mais les résultats sont riches en enseignements, en particulier pour la prévision du comportement de ces objets. J’attends d’ailleurs avec impatience le retour de la comète de Halley dans deux ans. Cela promet d’être fascinant.
Ludivine sourit.
— Auriez-vous découvert un nouveau corps céleste ? questionna-t-elle avec perspicacité.
Alcide sourit à son tour, ce qui agita comiquement sa barbiche.
— On ne peut rien cacher à une fine mouche !

L’apocalypse ! songea Laura, est-ce une idée raisonnable pour un être rationnel ?
Elle fixa Ariane 5 avec irritation. Malgré les appendices peu esthétiques qui reliaient la fusée à la tour de lancement elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver de l’admiration pour cet objet technologique. A cette distance, les détails de l’édifice se détachaient précisément dans le crépuscule. Les projecteurs du centre spatial de Kourou, déjà en service, apportaient à la scène une beauté froide qui contrastait avec l’environnement. La nuit tombait vite. La forêt tropicale s’animait. Comme tous les soirs, les grenouilles, les oiseaux et d’autres animaux nocturnes s’appropriaient progressivement l’espace sonore.
Comme tous les soirs !
Fichue indifférence de la nature ! Ses rythmes ne varieraient pas, que Laura soit ou non en vie quand l’aube poindrait. A la rigueur, si l’humanité disparaissait, la Terre s’en porterait sans doute mieux. La jeune femme serra les dents. Les sentiments qu’elle éprouvait étaient multiples et contradictoires. Cependant, la colère dominait. Elle n’aimait pas que ses sensations l’emportent sur sa raison, perturbent ses réflexions et altèrent son jugement. Si les efforts déployés ces derniers mois pour démasquer « Le petit Poucet » étaient restés vains, c’était bien parce qu’elle n’avait pas su garder la tête froide. Le meurtrier avait réussi à transformer l’enquête en un jeu macabre qui faussait tout.
Qui serait la dernière victime ? L’humanité ? Allons donc ! Comment accorder foi aux annonces catastrophiques véhiculées par les gourous de tous pays ? Il n’y avait d’autre fondement à leurs élucubrations que la médiatisation à outrance du passage à l’an 2000. Contrairement à ce qu’on avait voulu lui faire croire, cette affaire n’avait rien à voir avec eux : les faits témoignaient d’une logique implacable, d’une machination machiavélique et sans faille. En regard de cela, le mobile auquel elle avait tout d’abord cru, était d’un ridicule achevé. Quoi qu’en disent les psys ! On ne tuait pas les gens uniquement parce qu’ils ne s’étaient pas lavés les mains !

Octobre 1884

La jeune femme écarquilla les yeux, incrédule, s’écarta vivement de son époux, allongé nu à ses côtés.
— Tu… tu veux que je me… prostitue ?
— Non Amélie, que tu utilises tous les moyens en ta possession pour convaincre cet homme. Cette étape est décisive. Nous n’avons pas le droit d’échouer.
Amélie secoua la tête. Ses cheveux châtains s’emmêlèrent, accentuant son désarroi.
— Je n’y arriverai pas, Joseph. C’est toi que j’aime !
— Je le sais ma douce… et je ne te mérite pas ! Mais l’amour de notre peuple doit être plus fort que celui que tu me portes.
Comme pour souligner les propos dramatiques de l’homme, les nuages s’écartèrent pour faire place aux lueurs du soleil couchant. Les arbres du Champ-de-Mars projetaient des ombres orangées dans la mansarde qui abritait le couple, tissaient des rigoles de sang sur les draps froissés et les corps désunis.
— Cela fait… quoi ?… Sept ans qu’il est veuf, reprit Joseph en se dressant sur un coude. Il ne devrait pas rester insensible aux charmes d’une jolie femme. Tu n’auras sans doute pas besoin d’aller jusqu’au bout.
— Et s’il le fallait quand même ?
Les lèvres d’Amélie tremblèrent, et le regard de son mari se voila de tristesse tandis qu’il étendait une main pour caresser sa joue.
— Je ne suis qu’un homme. Je n’ai pas la prétention de savoir ce que tu risques d’endurer. Ma souffrance sera toute autre.
La jeune femme tenta de s’endurcir en prévision de l’épreuve qui l’attendait. Pourtant, c’étaient les conséquences qui l’effrayaient le plus.
— Un jour, en repensant à cette période de notre vie, tu finiras par m’en vouloir.
— Jamais ! Et ce sera ma croix.
Amélie se jeta dans les bras de Joseph. Pendant quelques longues secondes, ils partagèrent leur peine teintée d’espoir. Ni l’homme ni la femme ne mettaient en doute la sincérité de l’autre.
Puis le désir emporta à nouveau leurs corps dans une fusion passionnée.

— Il a l’air plutôt mignon.
Le phototel affichait l’image d’un jeune homme rêvassant au milieu de ses moutons.
— Arrête tes gamineries, Aphro. On n’est pas venues pour ça!
Aphrodite prit un air boudeur et tourna le dos à Théna, faisant mine de s’intéresser au pinakaz, dont les voyants verts indiquaient que l’Orbe et ses passagères suivaient le trajet prévu.
— Peut-être que si, après tout, intervint Héra, songeuse.
Elle modifia les réglages du phototel pour focaliser la vision tridimensionnelle sur le visage du jeune homme.
— Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ! s’emporta Théna. Je n’étais pas d’accord pour que notre sort repose sur le bon vouloir de ce type, et il est hors de question que je le touche.
La tension entre les trois filles monta d’un cran. À portée de main, sur la console qui trônait au centre de la salle, l’objet sphérique émettait un bourdonnement agaçant, ainsi qu’une lueur rouge pomme qui attirait irrésistiblement le regard. Théna esquissa un geste dans sa direction qu’elle suspendit aussitôt en voyant les deux autres prêtes à bondir.

La scène se présentait exactement comme elle l’avait imaginé : gyrophares, ambulance, attroupement, réflexions de comptoir des noctambules en mal d’émotions fortes, et ces foutus gratte-papier comme s’il en pleuvait. Les journaux à sensation allaient encore s’en donner à cœur joie. Au troisième crime, l’un d’eux avait même titré : « Bébé Cthulhu sort de l’ombre ».
Ça ne l’avait pas fait rire. La jeune femme avait une sainte horreur de ceux qui, le cul dans leurs fauteuils de rédac’chef, se moquaient du travail de la police.
Ce soir, le « tueur aux tentacules » avait inscrit une quatrième proie à son tableau de chasse. La brigade qui s’était rendue sur les lieux l’avait déjà informée que le mode opératoire n’avait pas varié.
Elle serra les dents. Comme les autres fois, la victime avait été étouffée pas un moyen quelconque. Comme les autres fois, il n’y avait de prime abord aucun lien avec les meurtres précédents, et la jeune femme doutait que l’on en découvrît.
Et comme les autres fois, on avait retrouvé des morceaux de tentacules sur le corps. Du poulpe pour être précis ! Mais que cet octopode ait été péché en méditerranée et qu’il ait transité par Rungis avant d’être découpé et parsemé dans cette impasse sordide, ne fournirait aucun indice supplémentaire.
Comme les autres fois !

— Maman ! C’est quoi un vent pire ? Ça souffle plus fort ?
Alice ne put s’empêcher de sourire au jeu de mots involontaire de Kitty. Puis elle fronça les sourcils, mal à l’aise. La jeune femme avait redouté cet instant et ses conséquences, tout en sachant qu’elle ne pourrait pas indéfiniment protéger sa fille du monde extérieur. Des souvenirs désagréables envahirent son esprit et lui ôtèrent toute envie de plaisanter.
— Mes copines, à l’école, elles disent que je suis un vent pire.
— Ne t’inquiète pas ma puce, elles disent cela pour te taquiner.
Kitty se renfrogna.
— Mais c’est quoi ? insista-t-elle d’une voix plaintive.
Alice prit une inspiration. L’absence de télévision à la maison lui avait procuré un trop court répit. Les enfants de son âge connaissaient le mot, bien sûr.
— Un vampire, c’est comme un ogre. Tu sais ? Un méchant avec de grandes dents.
Le visage de la petite fille s’éclaira sous l’effet de la compréhension. Elle mit un doigt dans sa bouche et toucha ses dents.
— Ne fais pas cela, Kitty !
— Ze suis un vent pire !
— Mais non ! Ce sont des histoires pour faire peur.
Kitty ôta son doigt et l’essuya sur sa chemisette.
— Je n’ai pas peur moi ! répliqua-t-elle fièrement en dévoilant ses quenottes.

Exact ! Jack, c’est mon nom. Le “vieux Jack” comme disent les autres. C’est à cause des rides. Un coup de radiations en trop à l’époque des guerres indies. Sinon, je ne suis pas plus vieux que toi, étranger. Qu’est-ce qui t’amène au Dilune-Bar ? Comment ? Tu veux “goûter” mon ouiskos ? Aligne d’abord les tunes, et dis-toi bien que mon ouiskos ne se “goûte” pas. Tu le bois, tu l’apprécies, ou tu décampes. Compris ?
Non, je ne suis pas fâché. On est tous un peu nerveux ces temps-ci. À cause du meurtre et de tous ces BH qu’on s’attend à voir débarquer. Pas bon pour le commerce… Oui, je sais que tu en es un. Je t’ai vu cuisiner Ricky avec un holo. Vous êtes rapides sur ce coup, les gars ! Le Conseil n’a même pas eu le temps d’afficher les avis.
Alors, ce ouiskos ? Ah ! Tu vois ! Bien sûr que tu n’en as jamais bu d’aussi bon ! C’est le meilleur des dix lunes. Un autre ? Avec ce que tu as mis sur le comptoir, je peux même t’en servir un double.
Allez ! Déballe ton sac. C’est le meurtrier que tu recherches ? Pour le féliciter ? Si je plaisante ? Le Conseiller interviewé sur Fumée-TV avait l’air choqué, mais son regard démentait ses propos. Ce Crazy H. leur menait la vie dure avec ses revendications. Je me rappelle le scandale quand il avait demandé à ce qu’on rende à son peuple les territoires conquis. Quand je pense qu’il avait été introduit au Conseil pour calmer les mécontents de Lunekat ! Mais enfin ! Qu’est-ce que les Conseillers pouvaient attendre d’un descendant de Sitting B. ? Je n’aurais pas aimé être à leur place le jour de l’investiture de Crazy H. Sans parler de ses yeux verts qui devaient constamment leur rappeler les heures les plus sombres des guerres indies. Ils ont dû en faire des cauchemars ! Comme si Sitting B. en personne venait leur chatouiller les pieds. Enfin, ce que j’en dis…

Elle fuyait depuis des jours et des nuits. Sa cinquième monture allait bientôt mourir d’épuisement, comme les précédentes. Elle-même ne valait guère mieux.
L’objet bleu palpitait contre sa poitrine, lueur glacée sur le cuir fauve de sa veste.
Et derrière… ou devant peut-être… ils étaient là ! Quelque part. Poursuivants ou guetteurs. Omniprésents…
L’attaque suivante surgit d’un buisson jaune. D’une torsion du poignet, elle fit décrire à son épée une courbe harmonieuse qui traça une gerbe de sang au travers du visage de l’assaillant.
Combien avec celui-ci ?
Combien de morts pour l’objet ?
Combien, Sonia ?
Elle serra les dents pour ne pas laisser remonter la boule au fond de sa gorge. Puis elle ne pensa plus à rien, car la grotte était en vue.
Le Spacion à deux cents mètres !
Le choc lui arracha un hurlement qui s’étouffa dans le sang qu’elle cracha.

 

 

Quand ils furent à nouveau assis, l’Edasichi prit la parole tout en sirotant son breuvage avec une expression ravie.
— J’avais oublié que ces boissons délicieuses avaient un jour existé. Mais il faut à présent que je vous parle de choses graves.
— Je sais.
Le visage du vieil homme était redevenu méditatif. Une ombre de tristesse accentua ses rides alors qu’il laissait des souvenirs s’emparer de ses pensées.
— Vous ne savez pas tout, objecta l’Edasichi. Vous serez donc contraint d’improviser pour les détails dont vous n’avez pas eu connaissance. Certains aspects demeurent flous, même pour moi. Mais avant d’aller plus loin, et puisqu’il semble que vous ayez déjà fait quelques déductions, dites-moi si vous acceptez la mission.
Son interlocuteur avala une gorgée de vodka. Il ne s’attendait pas à cette demande. Le récit qui lui avait été fait de l’ultime combat resterait à jamais ancré dans sa mémoire. En raison du sacrifice que ce combat impliquait, il avait vécu les trente dernières années en connaissance de cause, en avait pleinement profité.
— Ai-je le choix ? questionna-t-il
— Bien sûr ! Les êtres pensants gardent toujours le choix de leurs actes, même s’il peut arriver qu’il soit limité. Rien n’est gravé dans le marbre. Ce que vous appelez le destin n’est qu’une perception, pardonnez-moi, de vos sens imparfaits.
Traversé par des sentiments contradictoires, le vieil homme digéra l’information, incapable d’en mesurer toute la portée.
— La fin reste donc incertaine, murmura-t-il, les yeux dans le vague.
— À la différence que vous connaissez les conséquences de l’une des options.
— Mais ces conséquences, quelle que fût ou sera ma décision à cet instant que vous évoquez, ne remettent pas en cause la réussite de la mission.
— Peut-être.
Le silence s’imposa de nouveau.
— Il n’y a pas urgence à votre réponse, reprit l’Edasichi. Vous aurez tout le temps de vous préparer et de prendre congé des vôtres. Il faudra de plus que je vous fournisse la clé, une protection, et que je vous explique le minimum de ce que vous pouvez comprendre.
Le vieil homme opina. Il avait depuis longtemps anticipé ce genre de situation. Il ne pouvait renier son choix.
— Je vais donc accepter librement, dit-il avec sérénité. Parce que je ne pourrai plus dormir en paix, si la stabilité de l’univers devait être remise en cause par mon refus et parce que…
Il s’interrompit.
— Oui ? l’encouragea l’Edasichi.
À cet instant, le hublot s’embrasa d’or en fusion. Le Soleil se levait sur la Terre. La polarisation des matériaux empêchait cependant la luminosité de dépasser ce qui était supportable pour les yeux. Le vieil homme s’approcha de l’ouverture pour contempler le spectacle. Était-ce la dernière fois qu’il le voyait ? Était-ce sa cigarette du condamné ?
La fin reste hypothétique, songea-t-il encore. Il se tourna vers l’extraterrestre.
— À la réflexion, je pourrai sans doute m’accommoder de l’instabilité de l’univers, mais je ne tolérerai pas que l’amour que je porte à celle qui est ma compagne depuis trente ans disparaisse dans les brumes incertaines du temps.

« Vous connaissez aussi bien que moi la liste des maladies génétiquement transmissibles, poursuivit le directeur. La description de certains symptômes, même avec le vocabulaire des époques étudiées, a permis au département d’approfondir nos connaissances en remontant plus loin que les débuts de la génétique. »
Jonsked rabattit sur son crâne chauve l’unique mèche qui lui restait, et qu’il mettait un point d’honneur à ne pas couper. Puis se pencha vers le menton de Vergaï.
« Mais de ce fait, le DAS a mis en évidence de façon collatérale, un aspect auquel nous n’avions pas pensé. Savez-vous pourquoi nos ancêtres avaient tort ? »
Vergaï fronça les sourcils. Elle connaissait trop bien les méthodes de Jonsked, et avait une envie furieuse d’interrompre ses explications fumeuses.
« Dites-moi seulement quand vous m’envoyez.
— Début XVIIe. »
Cool ! Ça va me faire de vraies vacances, songea-t-elle. Puis elle réalisa. De la génétique au XVIIe siècle ?

Il n’y a rien de plus érotique que la lingerie féminine. Nul besoin d’être fétichiste pour apprécier cette évidence. En conséquence, pourquoi s’obstiner à passer de l’autre côté des rideaux de velours qui masquent l’entrée des sex-shops au contenu douteux, alors que les vitrines de sous-vêtements offrent librement au regard de quoi enflammer l’imagination la plus limitée ? Il n’est même pas nécessaire qu’un mannequin de plastique aux formes convenues vous présente petites culottes, porte-jarretelles, soutien-gorge, bustiers et autres guêpières : l’objet se suffit à lui-même !
Malgré tout, le comportement d’un homme en contemplation devant ce type de magasin reste soumis à la réprobation de la population bien pensante. Combien de fois n’ai-je pas vu s’allumer l’étiquette « pervers » dans les yeux de personnes qui, par ailleurs, s’émerveilleront sans sourciller devant des nus grecs, ou peut-être même en face de la très controversée Origine du monde de Courbet ?
Pour moi, il n’y a nulle perversité à admirer des œuvres d’art, car c’est bien de cela qu’il s’agit, et certaines marques de sous-vêtements l’ont bien compris, si j’en juge par l’exquise sensualité de leurs publicités. Cependant, les corps des femmes qui se prêtent au jeu de la promotion commerciale, ont pour effet de restreindre la liberté d’imaginer. On nous impose les canons de la beauté, mais en fonction de quels critères ? En vertu de quoi devrais-je apprécier des seins de tel volume ou des fesses de telle rondeur ? Je refuse d’être le jouet de la statistique culturelle, et préfère combler le vide des dentelles présentées en vitrine par des formes directement issues de mes passions.
Personne n’a le droit de m’infliger sa vision de la femme idéale, car l’idéal est fantôme. L’idéal est comme le vent, il fait pression sur votre corps, mais reste insaisissable.

— … Quand ils trouvèrent enfin le moyen de remplacer les conducteurs du métro parisien, il n’y eut pas beaucoup plus de remous que lors de la suppression des poinçonneurs dans la deuxième moitié du vingtième siècle.
Jihan fit une pause pour s’assurer que la classe suivait le cours. Les élèves l’écoutaient sans piper mot, le contraire eut été surprenant. Machinalement, elle éclaircit la teinte de sa peau pour mieux s’intégrer à la communauté qui lui faisait face. C’était inutile mais la jeune femme ne pouvait se départir de cet ancien réflexe qui datait des heures les plus sombres de l’enseignement. Aujourd’hui les variateurs raciaux n’étaient plus utilisés que dans le domaine de la mode. Trente-cinq ans et déjà vieille, songea-t-elle en souriant intérieurement. Prendre ce remplacement au pied levé n’était peut-être pas une bonne idée. Elle savait plus ou moins à quoi s’attendre mais n’avait pas eu le temps de faire connaissance avec les élèves. Chassant ses pensées parasites, elle reprit son explication :
— Cinq ans avant que cette substitution devienne effective, une première tentative s’était soldée par un échec. Les gens ne supportaient pas la vue des boites métalliques reliées à la cabine de pilotage par des excroissances qui les apparentaient à d’effrayantes araignées.